Chapitre 47
Dans les ténèbres où elle était plongée, la lèvre de Kahlan lui faisait atrocement mal. Un objet appuyait contre la plaie, et on essayait d’introduire quelque chose dans sa bouche. Un doigt, peut-être, qui tentait de lui desserrer les dents.
— Avale !
Dans son sommeil – ou son coma – Kahlan plissa le front.
— Avale ! Tu m’entends !
Avec une grimace, l’Inquisitrice obéit. Le doigt lui fourra dans la gorge un peu plus d’une étrange matière sèche.
— Avale encore !
Elle s’exécuta, espérant que la voix allait lui ficher la paix. Ce qu’elle fit…
Kahlan retomba dans le néant, toute conscience envolée. Elle perdit la notion du temps, embrassant dans la même fraction de seconde les minutes et l’éternité.
Soudain, elle ouvrit les yeux et poussa un petit cri.
Dans l’abri, les bougies étaient à moitié consumées et quelqu’un avait étendu sur elle son manteau de fourrure.
Chandalen la couvait du regard. La voyant réveillée, il soupira de soulagement et sourit.
— Te revoilà parmi nous, dit-il. Tu es en sécurité, à présent.
— Chandalen ? Suis-je dans le royaume des morts ? Ou es-tu vivant ?
— Chandalen n’est pas si facile que ça à tuer…
Kahlan essaya d’humidifier sa bouche sèche comme du vieux parchemin. Elle était réveillée, et vraiment consciente, pour la première fois depuis ce qui lui semblait un siècle. Cette sensation lui parut grisante. Prudente, elle ne bougea pas, de peur que le vide noir ne repasse à l’assaut.
— Prindin t’a tiré dessus une flèche « dix-pas ». Je l’ai vu.
Le chasseur se détourna un peu, l’air peiné. Ses cheveux noirs étaient empoissés de sang.
— Tu te souviens de ce que je t’ai raconté sur nos ancêtres, qui prenaient du quassin doe avant une bataille ? (Elle hocha la tête.) Eh bien, pour les honorer, avant l’attaque, j’ai mâché quelques feuilles de celui que tu m’as offert dans la ville en ruine. C’était simplement pour leur rendre hommage, comprends-tu ?
— Tes ancêtres doivent être fiers de toi, mon ami, dit Kahlan en posant une main sur le bras du chasseur.
La garde du couteau en os, celui que Chandalen lui avait offert et qu’elle portait sur le bras, dépassait de la poitrine de Prindin. D’une manière ou d’une autre, Kahlan avait réussi à le brandir au moment où le traître avait sauté sur elle.
Elle se souvenait de l’engourdissement dû au poison, de sa sensation d’impuissance, et du grognement lubrique de Prindin.
Pas d’avoir saisi larme sacrée.
— Chandalen, je suis désolée d’avoir tué ton ami.
Le chasseur jeta un coup d’œil au cadavre.
— Un type qui essaie d’avoir ma peau n’est pas un ami… Prindin était un émissaire du grand esprit maléfique des morts. Son cœur appartenait aux ténèbres.
— Mon ami, le grand esprit dont tu parles tente de franchir le voile. Il veut nous entraîner tous dans son royaume.
— Je te crois, Mère Inquisitrice. Nous devons aller en Aydindril, pour que tu puisses l’arrêter.
— Merci, Chandalen, dit Kahlan avec un soupir de soulagement. Merci de me comprendre et de m’avoir sauvée. (Elle sursauta.) Les hommes ! Prindin leur a tendu un piège ! Quelle heure est-il ?
L’Homme d’Adobe eut un sourire rassurant.
— Quand le capitaine Ryan nous a rejoints avant l’attaque, Tossidin et moi, j’ai demandé où tu étais. Ton absence m’a étonné, mais il m’a parlé de ta maladie, disant que tu ne parvenais pas à te réveiller. Ça m’a fait penser au bandu. Il a ajouté que tu refusais d’avaler quoi que ce soit, à part le thé de Prindin. Alors, j’ai compris ce qui se passait. Tu étais empoisonnée, et comme tu consommais seulement du thé…
» Tossidin et moi étions très inquiets pour toi… et pour nos hommes. Alors, nous sommes allés voir si l’ennemi avait modifié ses positions. Les D’Harans étaient au courant de notre plan, et ils nous attendaient ! J’ai dit à Ryan d’attaquer ailleurs que prévu, puis je suis revenu ici avec Tossidin.
» J’étais sûr que Prindin nous avait trahis. Son frère espérait découvrir une autre explication. Il refusait de voir la réalité en face, et il l’a payé de sa vie.
— Et tes blessures ? demanda soudain Kahlan. Il faut s’en occuper…
Chandalen tira sur le col de sa tunique, révélant le bandage qui enveloppait son épaule gauche.
— Les Galeiens sont revenus pendant la nuit. Ils ont recousu mon cuir chevelu. La plaie est moins méchante qu’elle en a l’air… Ils ont aussi extrait la flèche.
Il fit la grimace en remettant en place sa tunique.
— J’ai bien formé Prindin… Il a utilisé une flèche à tête métallique. Ces projectiles-là font plus de dégâts quand on les retire qu’en entrant… Le soldat qui passe son temps à soigner les autres a réussi à l’extraire, et il a recousu ma plaie. Mais je ne pourrai pas me servir de ce bras pendant un bon moment.
— Le chirurgien a aussi recousu ma jambe ?
— Non. Tu avais seulement besoin d’un pansement, et je m’en suis occupé. Pour toi, Prindin s’est servi d’une flèche à tête ronde. Je ne lui ai pas appris ça… Pourquoi ce choix étrange ?
— Il voulait pouvoir la retirer facilement… (Kahlan jeta un coup d’œil au cadavre, toujours étendu dans le refuge.) Pour ne pas être gêné, parce qu’il avait prévu de me violer avant de me livrer à l’Ordre Impérial.
Chandalen détourna la tête, gêné, et marmonna qu’il se réjouissait que Prindin ne soit pas parvenu à ses fins.
— Moi, je suis contente qu’il t’ait touché à l’épaule, pas à la gorge.
— C’est moi qui lui ai appris à tirer… À cette distance, il n’aurait pas raté sa cible. Pourquoi n’a-t-il pas visé la gorge ?
Kahlan haussa les épaules, feignant d’ignorer la réponse.
Chandalen émit un grognement soupçonneux.
— Mon ami, pourquoi n’as-tu pas sorti le cadavre d’ici ?
— Parce que le couteau-esprit de mon grand-père est planté dans sa poitrine. (Soudain très grave, il chercha le regard de Kahlan.) Tu as utilisé l’os de mon grand-père pour te protéger et prendre une vie. À présent, l’esprit de mon ancêtre est lié à toi. Plus personne n’a le droit de toucher cette arme. Elle t’appartient, et toi seule peux la saisir. Il faut que tu la retires toi-même de cette charogne.
Kahlan envisagea un instant d’enterrer le couteau avec la dépouille du traître. L’os n’avait-il pas gagné le droit au repos éternel ? Mais elle renonça à cette idée. Pour le Peuple d’Adobe, ces armes étaient chargées d’une puissante magie. En rejetant le couteau, elle insulterait Chandalen.
Ce n’était pas tout… N’humilierait-elle pas aussi les mânes du grand- père de son ami ? Ignorant comment l’os s’était retrouvé dans sa main, elle ne pouvait pas écarter une hypothèse : c’était l’esprit qui avait tué Prindin pour la sauver !
Kahlan tendit une main, saisit la garde du couteau et tira, écœurée par le bruit de succion. Après avoir essuyé l’arme sur le matelas de branches, elle porta la garde à ses lèvres et l’embrassa.
— Merci de m’avoir sauvé la vie, esprit du grand-père de Chandalen…
Curieusement, cet étrange rituel s’était imposé à elle.
Chandalen prit le couteau et le remit à sa place sur le bras de l’Inquisitrice.
— Tu es une digne Femme d’Adobe. Je ne t’ai pas dit ce qu’il fallait faire, et tu l’as deviné… L’esprit de mon grand-père veillera toujours sur toi.
— Chandalen, nous devons partir pour Aydindril ! Le voile est déchiré… Nous avons aidé les Galeiens autant que possible. À présent, je dois m’occuper de mon travail.
— Quand nous avons rencontré ces blancs-becs, soupira l’Homme d’Adobe, je voulais les fuir à toutes jambes, pour que tu sois en sécurité. Puis j’ai tout oublié, à part le désir de me battre et de tuer.
— Je sais, mon ami… La même chose m’est arrivée. J’ai perdu de vue ma mission. Comme si j’avais aussi été sous l’influence du grand esprit. Le voile est déchiré, c’est peut-être l’explication…
— Tu veux dire que la soif de tuer nous venait du grand esprit ? Qu’il s’est servi de nous ?
— Je n’en sais rien… Mais je dois aller en Aydindril. Le sorcier saura quoi faire, et Richard a besoin d’aide. Nous sommes restés trop longtemps ici… Il faut parler aux hommes, puis nous en aller. (Le chasseur acquiesça.) Alors, allons-y !
Kahlan voulut se lever, mais Chandalen la retint de sa main valide.
— Ils ont attendu dehors toute la nuit. J’ai refusé de les laisser entrer.
Il lâcha Kahlan et sembla chercher ses mots.
— J’avais peur que tu ne survives pas… Prindin t’empoisonnait depuis des jours, et j’ignorais s’il n’était pas trop tard pour que le quassin doe agisse. Tu n’as pas été loin de sombrer dans le royaume des morts…
» Dans ce cas, je n’aurais jamais pu rentrer chez moi. Mais ça n’est pas pour ça que je me réjouis que tu vives. Mon cœur est plein de joie parce que tu es une vraie Femme d’Adobe. Comme moi, tu protèges notre peuple. Chacun de nous se bat à sa manière. (Il leva un sourcil.) Ces derniers temps, tu m’as un peu trop imité. Tu t’en es très bien sortie, mais tu devrais me laisser ce genre de bataille, et lutter avec tes armes.
— Tu as raison, mon ami… Merci de m’avoir veillée. Ta présence m’a réconfortée. Désolée que tu aies été blessé…
— Aucune importance… Un jour, quand je me trouverai une épouse, je lui montrerai mes cicatrices, et elle verra que son homme est un brave.
— Je suis sûre que ta blessure par flèche l’impressionnera beaucoup !
Chandalen fit mine de se rembrunir.
— Cette cicatrice-là ne prouve pas mon courage. N’importe quel crétin peut recevoir une flèche. (Il releva le menton.) Je suis courageux parce que je n’ai pas crié quand on m’a retiré le projectile !
Avec ce gaillard, pensa Kahlan, la veinarde qui l’épouserait ne risquait pas de s’ennuyer.
— Je me réjouis que les esprits aient veillé sur toi et que tu sois toujours à mes côtés.
— Je ne sais pas ce qui s’est passé, fit Chandalen, dubitatif, mais je parierais que Prindin a raté ma gorge parce que… quelqu’un d’autre… veillait sur moi.
Kahlan se contenta de sourire. Puis son regard se posa sur le cadavre et son sourire s’effaça.
— Pauvre Tossidin… Il adorait son frère. Son amitié me manquera beaucoup.
— Je les connaissais depuis leur enfance…, soupira Chandalen. Ils me suivaient partout, me suppliant de les prendre avec moi. Des braves gosses… (Il détourna les yeux de la dépouille.) Les hommes se rongent les sangs pour toi. Ils nous attendent !
Il sortit. Kahlan le suivit après avoir récupéré son épée.
Dehors, il faisait jour. Dès qu’ils aperçurent l’Inquisitrice, tous les soldats bondirent sur leurs pieds en criant de joie.
Ryan se précipita, mais un colosse, un bras en écharpe, lui barra le chemin de sa main valide – qui serrait une énorme hache de guerre.
— Orsk ? Tu t’en es sorti ?
L’œil unique du géant était rouge d’avoir trop pleuré. Kahlan se souvint des larmes de son père, quand sa mère était tombée malade.
— Maîtresse ! Tu es vivante ! Ordonne, et j’obéirai.
— Orsk, ces hommes sont mes amis. Inutile de les tenir à distance. Je serais ravie si tu t’asseyais tranquillement dans un coin…
Aussitôt, le colosse se laissa tomber sur le sol.
Kahlan interrogea Chandalen du regard.
— Je l’ai vu se battre pour toi, puis Prindin lui a tiré dessus… À tout hasard, je lui ai donné du quassin doe. Le Galeien lui a retiré la flèche du dos. J’ignore s’il est gravement blessé. Lui, il s’en fiche, parce qu’il ne pense qu’à toi. Je n’ai pu l’expulser de l’abri qu’en le persuadant que tu avais besoin de calme pour te rétablir…
Kahlan soupira, jetant un coup d’œil à Orsk. Sa cicatrice et son œil cousu la faisaient frissonner, mais elle devrait s’y habituer…
Elle se tourna vers Ryan, qui bouillait d’impatience, et vers les centaines d’hommes debout derrière lui.
— Comment se passe la guerre ?
— La guerre ? Qui s’en soucie ? Mère Inquisitrice, vous nous avez fait mourir d’inquiétude. Vos deux adorateurs m’ont empêché d’aller voir comment vous alliez !
— C’est leur travail, dit Kahlan. (Elle sourit.) Merci à tous de vous être inquiétés. Chandalen m’a sauvée…
— Qu’est-il arrivé ? demanda Ryan. Les gardes que j’avais hissés sont morts. Tués par un troga ! Prindin et Tossidin ont péri, et il y avait partout des cadavres de soldats de l’Ordre… Nous avons craint qu’ils vous aient abattue…
À l’évidence, constata Kahlan, Chandalen avait été avare d’informations.
— Un des morts est le générai Riggs, chef de l’Ordre Impérial. Orsk, notre ami borgne, a tué la plupart des D’Harans. Prindin a assassiné les gardes et son frère. Il voulait m’éliminer.
Des murmures coururent dans les rangs.
— Prindin ? s’écria Ryan. Mais pourquoi ?
— C’était un messager du fléau.
Un silence de mort tomba sur la clairière.
— Vous faites du très bon travail, soldats, continua Kahlan, et vous allez devoir continuer sans moi. Je dois partir pour Aydindril. (Des murmures de déception coururent dans les rangs.) Si je ne vous savais pas à la hauteur, je resterais… Mais vous avez amplement prouvé votre valeur.
Les Galeiens se redressèrent un peu et tendirent l’oreille.
— Je suis fière de chacun d’entre vous. Vous êtes les héros des Contrées du Milieu. Mais l’armée de l’Ordre Impérial, aussi redoutable fût-elle, est seulement la partie visible de la menace qui pèse sur les Contrées et sur le monde des vivants. La preuve, c’est que le Gardien a envoyé un messager du fléau pour m’éliminer. Soldats, je pense que l’Ordre Impérial s’est allié au Gardien. À présent, c’est cette menace que je dois parer. Je sais que vous tiendrez votre serment de lutter jusqu’au bout, sans faire de quartier. Les bouchers de l’Ordre sont des morts en sursis…
Kahlan s’avisa que son cou ne lui faisait plus mal. Le touchant, elle constata que les stigmates de Darken Rahl avaient disparu. Comme si elle venait d’échapper totalement à l’influence du Gardien…
— Aussi impitoyables que vous soyez, continua-t-elle, ne devenez jamais comme vos adversaires. Ils se battent pour massacrer des innocents et réduire les survivants en esclavage. Luttez pour la vie et la liberté, et ne perdez jamais votre idéal de vue. (Elle leva un poing.) Je jure de ne jamais vous oublier ! Promettez-moi, en retour, quand tout cela sera fini, de venir en Aydindril pour que les Contrées du Milieu honorent comme il se doit votre sacrifice.
Les soldats jurèrent d’une seule voix et crièrent de joie.
— Capitaine Ryan, veuillez répéter mes paroles aux hommes du camp principal. J’aurais aimé m’adresser à eux, mais le temps me manque…
L’officier assura que ce serait fait. Kahlan lui tendit son épée.
— Le roi Wyborn a brandi cette arme pour défendre son pays. La Mère Inquisitrice aussi. À présent, je la confie à des mains compétentes.
Ryan prit l’arme et sourit comme s’il tenait la couronne de Galea.
— Je serai digne de cette lame, Mère Inquisitrice. Merci de nous avoir enseigné tant de choses. Avant de vous rencontrer, nous étions des gamins. Vous avez fait de nous des hommes. En nous apprenant à nous battre, mais surtout en nous montrant ce que signifie être un soldat et un défenseur des Contrées du Milieu.
Il saisit la garde de l’épée et la leva au ciel en se tournant vers ses hommes.
— Un triple hourra pour la Mère Inquisitrice !
En écoutant les Galeiens l’acclamer, Kahlan s’avisa que c’était la première fois qu’elle entendait quelqu’un fêter la Mère Inquisitrice. Elle s’efforça de dissimuler sa surprise et souffla un baiser à ses admirateurs.
— Capitaine Ryan, j’aimerais garder Nick, et j’aurai besoin de deux autres montures.
— Pourquoi veux-tu chevaucher, à présent ? marmonna Chandalen.
— Parce qu’avec ma jambe blessée, marcher est impossible. j’espère que tu ne prendras pas ça pour une preuve de faiblesse…
— Eh bien… hum… non… On ne peut pas te demander de marcher. Mais pourquoi deux autres montures ?
— Pour mon escorte.
— Je n’ai pas besoin qu’un animal me porte ! Chandalen est fort.
Kahlan se pencha et lui parla dans sa langue.
— Mon ami, je sais que les Hommes d’Adobe ne montent pas à cheval. N’aie pas peur d’être ridicule. Je t’apprendrai et tu t’en sortiras très bien. De retour chez toi, tu auras un nouveau talent. Nouveau et unique. Les hommes seront impressionnés et les femmes t’admireront.
— Peut-être… Mais pourquoi veux-tu deux chevaux de plus ?
— Parce qu’Orsk nous accompagne.
— Quoi ?
— Tu ne peux pas tirer à l’arc ! Comment me protégeras-tu ? Orsk jouera de la hache avec son bras valide, et tu te serviras d’une lance avec le tien.
— Tu ne changeras pas d’avis, pas vrai ? grogna le chasseur.
— Non… Allons faire nos bagages, le temps presse…
Kahlan regarda une dernière fois les hommes. Ses hommes ! Elle les salua, frappant du poing sur sa poitrine.
En silence, tous imitèrent son geste.
Avec ces soldats, elle avait perdu beaucoup de choses. Mais gagné beaucoup plus encore.
— Soyez prudents. Tous…